Le chansonnier d’Urfé/La Vallière et son passage auprès des poètes des Jeux floraux
Parmi les manuscrits qui font l’objet de l’exposition « Troubadours, langue d’oc et Jeux floraux », organisée par la Bibliothèque d’Étude et du Patrimoine du 23 avril au 12 juillet 2024, le chansonnier des troubadours connu sous le nom de « chansonnier d’Urfé » ou « chansonnier La Vallière » est clairement l’un des volumes les plus précieux et les plus prestigieux. L’exemplaire se distingue, en fait, par son grand format (430 x 305 mm, 148 feuillets en parchemin), par sa confection luxueuse et notamment par son contenu : à peu près 1100 textes, ce qui correspond à presque la moitié de la littérature des troubadours conservée de nos jours.
Histoire
Le manuscrit, actuellement conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote ms. fr. 22543, a appartenu pendant longtemps à la famille d’Urfé, d’où son premier nom. En effet, le premier possesseur connu du volume est Claude d’Urfé, grand-père du plus célèbre Honoré d’Urfé, auteur de L’Astrée, le premier roman-fleuve en France. Claude d’Urfé, qui était ambassadeur et conseiller sous les rois François 1er et Henry II, et en même temps passionné et promoteur des lettres et proche du cercle poétique de la Pléiade, entre en possession du chansonnier en 1532. Le livre reste ainsi dans la bibliothèque du château de la Bâtie d’Urfé pendant plusieurs générations, jusqu’à la dispersion des fonds autour de 1735, à cause de la vente des biens de la famille.
Ensuite, à une date inconnue par manque de traces de l’achat dans la documentation officielle, le manuscrit est acquis par le duc de La Vallière Louis César de la Baume le Blanc, à l’aide de son fameux bibliothécaire, l’abbé Jean-Joseph Rive.1 Par ailleurs, ce fut grâce à l’abbé que certains érudits de l’époque, parmi lesquels certainement La Curne de Sainte-Palaye et Étienne Maurice Falconet, bénéficièrent du privilège de consulter le chansonnier pour l’étudier et pour transcrire une partie des poèmes contenus. Finalement, en 1783, l’exemplaire est vendu à la Bibliothèque royale et, de là, il parvient enfin à la Bibliothèque nationale.
Dans la tradition manuscrite des troubadours, le livre est communément appelé « chansonnier R », selon les sigles donnés par les spécialistes du XIXe siècle.2
Contenu
Le chansonnier fait partie des seuls trois recueils des troubadours subsistants compilés dans le Languedoc (avec le chansonnier C, originaire de Narbonne, et le chansonnier E, originaire de Montpellier), tandis que la plupart des autres témoins des troubadours conservés de nos jours (entre manuscrits et fragments, on en compte un peu plus d’une centaine) ont été confectionnés en Italie ou en Catalogne. C’est pourquoi le témoignage autochtone et authentique offert par ce manuscrit est d’une valeur extraordinaire, non seulement pour les études occitanes, mais, de manière générale, pour la culture littéraire et musicale profane du Moyen Âge.
En ce qui concerne son contenu, le chansonnier est dépositaire d’environ 1000 textes lyriques attribuables à 124 auteurs différents, 25 biographies des troubadours (vidas), 57 textes à caractère non lyrique (des récits amoureux, des épîtres, des œuvres de genre didactico-courtois, des textes en vers ou en prose d’argument religieux) et 160 pièces notées, c’est-à-dire des poèmes accompagnés par leur mélodie. À peu près 30% des œuvres qu’il livre ne sont pas attestées ailleurs.
La présence de textes non lyriques dans un recueil de chansons des troubadours est insolite (à l’exception des vidas, des salutz d’amor et des ensenhamens, qui sont des genres qui s’inscrivent dans la production des troubadours et que l’on rencontre couramment dans les chansonniers). En particulier, il est étrange d’y trouver des textes en prose à sujet sacré, comme par exemple : une version en occitan de la Vision de Saint Paul, une des versions occitanes de l’Enfant Sage, un bestiaire, des compositions brèves autour des sept sacrements, des sept péchés capitaux, des sept vertus cardinales, des dix commandements, des prescriptions sur les jours pour la saignée. Le fait qu’un chansonnier accueille dans sa collection des textes de ce type est plutôt curieux, mais en même temps témoigne clairement du but de conservation qui est à la base du projet éditorial. En effet, le manuscrit R est profondément atypique par rapport aux autres chansonniers des troubadours, qui, habituellement, sont répartis en sections d’auteur et suivent des critères d’organisation interne assez fixes, d’ordre chronologique (du poète le plus ancien au poète le plus récent) ou thématique, ainsi que des critères d’inclusion et d’exclusion cohérents. Par exemple, le chansonnier E ne conserve aucun texte à thème politique. En revanche, apparemment dans R il n’y a pas de critères de compilation évidents, ce qui lui a apporté la réputation de « chansonnier désordonné ». Néanmoins, le choix d’assembler dans le recueil un tel panorama d’œuvres variées, semble répondre à l’intention d’englober, de préserver et de transmettre l’intégralité du patrimoine occitan qui circulait à l’époque de sa confection et qui avait pu être collecté auprès de l’atelier d’où il tire ses origines.
La notation musicale
Une deuxième caractéristique remarquable du manuscrit est représentée par la présence de 160 mélodies, ce qui est très rare dans les chansonniers des troubadours, qui sont normalement dépourvus de notation musicale. En fait, dans l’ensemble de la tradition manuscrite des troubadours, on compte seulement trois autres témoins musicaux, les chansonniers G, W, X, qui cependant copient un nombre de pièces notées beaucoup plus limité : à savoir, respectivement, 81, 40 et 21 mélodies. Par conséquent, 119 mélodies sont, de nos jours, conservées exclusivement par le chansonnier R. Il faut, à ce sujet, aussi rappeler que la portée qui a été tracée en rouge pour la notation musicale n’est pas toujours remplie, ce qui s’explique par l’impossibilité de repérer des sources pour la transcription de la musique.
Quoi qu’il en soit, le corpus musical livré par le manuscrit reste exceptionnel : 1 mélodie d’Aimeric de Belenoi ; 2 mélodies d’Aimeric de Pegulhan ; 4 mélodies d’Arnaut de Maruelh ; 8 mélodies de Berenguier de Palazol ; 13 mélodies de Bernart de Ventadorn ; 1 mélodie de Bertran de Born ; 1 mélodie de Cadenet ; 10 mélodies de Folquet de Marseilla ; 9 mélodies de Gaucelm Faidit ; 1 mélodie de Guillem Ademar ; 1 mélodie de Guillem de Saint Leidier ; 4 mélodies de Giraut de Borneill ; 48 mélodies de Guiraut Riquier ; 4 mélodies de Jaufre Rudel ; 2 mélodies de Marcabru ; 2 mélodies du Monge de Montaudo ; 1 mélodie de Peire d’Alvergne ; 3 mélodies de Peire Cardenal ; 9 mélodies de Peire Vidal ; 4 mélodies de Peirol ; 1 mélodie de Pons de Capdoill ; 1 mélodie de Pons d’Ortafas ; 7 mélodies de Raimbaut de Vaqueiras ; 22 mélodies de Raimon de Miraval ; 1 mélodie d’Uc Brunet.3
Malheureusement, malgré son témoignage fort précieux et, dans la plupart des cas, unique, les notations musicales transmises par le chansonnier présentent un très grand nombre d’erreurs. Cela semble dépendre d’une certaine méconnaissance des mélodies par le notateur, qui, donc, en étant incapable de détecter les problèmes et de corriger les fautes, se limiterait à une copie passive de ses modèles. L’absence de corrections, en outre, pourrait être rapportée à un manque d’intérêt pour l’exactitude des notations et, en conséquence, l’exclusion d’un usage pratique et performatif dans les objectifs de la compilation.4 Cet aspect est, d’ailleurs, corroboré par le grand format de l’exemplaire et par sa confection luxueuse, deux facteurs qui renvoient plutôt à un volume commandé dans le but d’enrichir le prestige de la bibliothèque d’un noble ou pour être offert en cadeau.
Le copiste
Le recueil a été compilé, d’un bout à l’autre, par un seul copiste, inconnu, employant une écriture gotique plus tardive dite « semitextualis ». Il est intéressant de souligner que les considérations exposées sur le notateur musical correspondent pleinement aux évaluations faites par rapport au scribe responsable du texte. En effet, la transcription est pareillement caractérisée par des fautes très nombreuses, et on rencontre souvent des mots qui ne sont pas en lien avec le sens du passage où ils se trouvent. Les erreurs présentes reflètent, outre un manque d’attention et de méticulosité dû à un comportement passif dans la copie, un manque évident de familiarité avec la matière, c’est-à-dire la tradition des troubadours.5
Localisation et datation
La facture matérielle, la palette de couleurs utilisée et les motifs décoratifs inscrivent clairement le volume dans la région toulousaine. Cette aire a également été confirmée par l’étude linguistique de la scripta du manuscrit. Toutefois, si d’un côté la localisation est certaine et prouvée sur la base d’éléments différents et tangibles, de l’autre côté sa datation a provoqué un certain désaccord entre les spécialistes.
En particulier, suite à la suggestion de dater l’exemplaire au premier quart du XIVe siècle6, la confection de R a été traditionnellement rattachée au milieu de l’Académie des Jeux floraux, instituée à Toulouse en 1323. Parallèlement à la coïncidence géographique et chronologique supposée, cette hypothèse se fonde sur l’interpolation, à l’œuvre d’une main ultérieure, de quatre poèmes de Peire Lunel de Montech dans certains feuillets du recueil que le copiste principal avait laissés en blanc (fol. 4r et 140v-141v).
Le chevalier de Montech, mainteneur du Consistoire au moins en 1355, selon certains serait donc à identifier avec le premier possesseur du chansonnier. Néanmoins, les pièces en question manifestent un certain nombre d’erreurs, ce qui serait assez improbable si l’auteur avait intégré ses compositions par lui-même.
Une deuxième proposition, qui cependant a reçu beaucoup moins de faveur, consiste dans l’indication du comte Henri II de Rodez (†1304) en tant que possible commanditaire de la collection7. Celui-ci, est en effet réputé comme le dernier grand protecteur et mécène des troubadours, et l’on sait que, auprès de sa cour, des compétitions et plusieurs jeux poétiques avaient lieu à tout moment de l’année. Or, les indices qui auraient entraîné cette proposition proviennent de deux textes qui concernent précisément le comte de Rodez. Le premier est le Testimoni, un écrit par lequel Henri de Rodez émet son jugement au sujet d’un concours poétique dont le gagnant est le troubadour narbonnais Guiraut Riquier (fol. 120r). Le deuxième est le Roman de mondana vida de Folquet de Lunel (fol. 139), où l’auteur demande de faire transcrire son œuvre dans le « libre » du comte. Le fait que les deux se trouvent attestés exclusivement dans le chansonnier R, a alimenté la conviction de pouvoir identifier le volume avec le recueil possédé par le comte Henri II.
Quoi qu’il en soit, indépendamment du possible commanditaire et du possible milieu de confection, les pistes solides que le décor du manuscrit permet de tirer amènent à une datation inéquivoque, qui a été mise en relief tout récemment.8
Il y a trois artistes qui exécutent la décoration, chacun apportant son propre style et sa palette de couleurs.9 Le premier décorateur, l’artiste maître, est le seul qui a pu être détecté, car sa main a été aussi reconnue dans une Bible une fois appartenue à l’abbaye de La Sauve-Majeure et maintenant conservée à Bordeaux (Ms. 3 de la Bibliothèque Municipale).10
À l’appui de la datation de cette Bible, qui est assurée, il est donc possible de dater également le chansonnier autour de 1300, voire les toutes dernières années du XIIIe siècle.
Les liens avec les poètes des Jeux floraux
Pour conclure, revenons sur l’intégration ultérieure de l’œuvre de Peire Lunel de Montech, qui met nécessairement en relation le manuscrit avec l’Académie des Jeux floraux. Cette donnée révélerait le passage du recueil auprès du célèbre cercle poétique toulousain. En effet, il est légitime de supposer que le chansonnier, après sa compilation, soit resté dans la ville pendant une certaine période. Dans ce cas, il est évident que les membres du Consistoire du Gai Savoir aient voulu profiter et bénéficier de ce document exceptionnel pour l’étude de la littérature des troubadours, vu que leur objectif principal était la rénovation de la poésie occitane selon la leçon et la norme des troubadours. Une preuve ultérieure de cette hypothèse est fournie par une cinquantaine de corrections et d’ajouts qui émergent à plusieurs endroits du manuscrit et qui sont attribuables à une dizaine de mains visiblement plus tardives de celle du scribe principal, ainsi que marquées par des traits linguistiques différents. Je signale, par exemple, la forme « dish » (intégrée dans la ligne musicale au fol. 68r), qui n’est pas propre au copiste de R et que, en revanche, on rencontre de manière systématique dans les deux témoins manuscrits des Leys d’amors (BEP, Ms. 2883 et Ms. 2884).
Ces scribes qui interviennent ultérieurement paraissent, au contraire du copiste principal, doués d’une profonde connaissance des pièces et leur action montre clairement la volonté d’améliorer le texte transmis. Ce type de travail semble correspondre parfaitement aux pratiques qui, parmi les érudits de l’Académie, s’inscrivaient au quotidien : la lecture, l’apprentissage et l’analyse collective de la production des troubadours, jusqu’à des opérations scrupuleuses comparables à la critique textuelle moderne. Pour cette raison, le chansonnier d’Urfé représente aussi, fort vraisemblablement, un précieux témoignage de la toute première activité des membres du cercle des Jeux floraux.
Notes
1. Guillaume de Bure, Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Mr. le Duc de La Vallière, 2 vol, Paris, Guillaume de Bure fils aîné, 1783.
2. Karl Bartsch, Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur, Elberfeld, Friederichs, 1872.
3. Elizabeth Aubrey, A Study of the Origins, History and Notation of the Troubadour Chansonnier Paris, Bibliothèque nationale, fr. 22543, Maryland, University of Maryland, 1982 ; Camilla Talfani – Marina Navàs, « Interpréter le témoignage du chansonnier des troubadours R : le cas d’étude des pièces notées de Guiraut Riquier », dans Textus & Musica, 9 (à paraître).
4. Christelle Chaillou-Amadieu, « La réception musicale dans les chansonniers de troubadours : le cas du chansonnier R, Paris BnF fr. 22543 », dans Revue des Langues Romanes, 124/2, 2020, p. 257-270.
5. Camilla Talfani, Étude linguistique du Chansonnier d’Urfé (Paris, BnF, fr. 22543) : stratigraphie de la scripta, thèse doctorale soutenue le 29/01/2021, Université de Toulouse Jean Jaurès / Université Paul Valéry Montpellier.
6. François Zufferey, Recherches linguistiques sur les chansonniers provençaux, Genève, Droz, 1978.
7. François Pirot, Recherches sur les connaissances littéraires des troubadours occitans et catalans des XIIe et XIIIe siècles. Les sirventes-ensenhamens de Guerau de Cabrera, Guiraut de Calanson et Bertrand de Paris, Barcelona, Reial Acadèmia de Bones Lletres, 1972.
8. Marina Navàs – Camilla Talfani, « Nuove indagini sulla confezione del canzoniere trobadorico R (Paris, BnF, fr. 22543) », dans La littérature occitane médiévale dans sa tradition manuscrite, ed. Caterina Menichetti – Federica Fusaroli – Camilla Talfani, Roma, Viella, 2024, p. 361-400.
9. Geneviève Brunel-Lobrichon, « L’iconographie du Chansonnier provençale R », dans Lyrique romane médiévale : La tradition des chansonniers. Actes du Colloque de Liège 1989, éd. Madeleine Tyssens, Liège, Université de Liège,1991, p. 245-272.
10. Alison Stones, Gothic Manuscripts 1260-1320. Part One, 2 vol., Turnhout, Brepols, 2013, vol. I, p. 260-263, ms. n. VIII-12.