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Coups de projecteur - Charlemagne, un miroir d’Auguste ?
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Charlemagne, un miroir d’Auguste ?

Charlemagne est une figure centrale dans l’histoire de la France. Mais savez-vous par exemple que son plat préféré était le rôti ? Cette petite anecdote est issue de la toute première biographie contemporaine de notre empereur franc : la Vie de Charlemagne, rédigée par Éginhard, dont on peut voir une superbe représentation dans le ms. 512 conservé à la Bibliothèque Municipale de Toulouse ! Cet intellectuel a voulu nous offrir un riche portrait de Charlemagne. Pour ce faire, il va s’inspirer d’un autre ouvrage, à savoir la biographie antique d’Auguste, rédigée par Suétone (vers 69 – après 122), qui dresse un tableau valorisant de ce grand empereur. Comparons les deux textes pour voir ce qui unit Auguste et Charlemagne, malgré les huit siècles qui les séparent.

Éginhard, l’intello du Maingau !

Éginhard écrivant, Bibliothèque nationale de France, cote français 2813
Éginhard écrivant, Bibliothèque nationale de France, cote français 2813

Éginhard est né vers 770 dans la région du Maingau, appartenant à l’Allemagne actuelle. Mais au huitième siècle, il est tout simplement un « Franc ». Tout jeune encore, ses parents l’envoient au monastère de Fulda pour être éduqué sous l’égide de l’abbé Baugulf. Celui-ci est très impressionné par la ferveur d’étude, la maîtrise du latin et les capacités intellectuelles du jeune homme ; il le fait rejoindre la cour de Charlemagne vers 791-792. À partir de ce moment-là, Éginhard entre dans les hautes sphères des hommes lettrés et savants. Il devient un familier de Charlemagne, mais la nature exacte de ses fonctions officielles est parfois incertaine. Nous savons qu’il a été chargé d’une mission impériale en 806 pour transférer au pape Léon III un acte très important, dictant le partage de ses États entre les enfants de Charlemagne. Il est possible qu’Éginhard ait également été « responsable de constructions », supervisant notamment la réalisation de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle. Après la mort de Charlemagne en 814, Éginhard se met au service de son fils, Louis le Pieux. À une date incertaine (entre 817 et 829 ?), il rédige sa biographie de Charlemagne : la Vita Karoli Magni. Il se retire ensuite en 828 avec sa femme Emma dans le monastère de Seligenstadt, qu’il avait lui-même fondé et où il meurt en 840.
Cette vidéo offre aussi une belle introduction à Charlemagne.

Charlemagne ordonnant la construction d’une église (Aix-la-Chapelle?), Bibliothèque municipale de Toulouse, MS 512
Charlemagne ordonnant la construction d’une église (Aix-la-Chapelle?), Bibliothèque municipale de Toulouse, MS 512

La Vie de Charlemagne : sur le modèle d’Auguste

Charlemagne et Éginhard, Bibliothèque nationale de France, cote français 10135
Charlemagne et Éginhard, Bibliothèque nationale de France, cote français 10135

Éginhard adopte une structure binaire pour rédiger sa Vie de Charlemagne. La première partie est centrée sur les origines, la jeunesse et la vie officielle de notre empereur ; la deuxième examine sa vie privée et sa mort, offrant un récit truffé de détails intimes et personnels. Éginhard ne le précise pas, mais il emprunte cette structure à un écrivain romain, Suétone. Celui-ci est aujourd’hui très célèbre pour son grand chef-d’œuvre : la De vita duodecim caesarum, une biographie des douze premiers empereurs de l’Empire romain, allant d’Auguste à Domitien. La composition binaire s’y retrouve déjà pour bien structurer le texte. Outre cette correspondance formelle, Éginhard reprend également certaines caractéristiques de ces douze césars, en particulier d’Auguste, pour les appliquer ensuite à Charlemagne.
La notion moderne du « plagiat » n’existe pas encore au Moyen Âge. Bien au contraire, il est souvent jugé normal d’emprunter des expressions, des passages, des idées … à d’autres grands textes historiques pour renforcer le sien. Notre historien crée donc un effet d’écho subtil : tout en offrant un portrait relativement fidèle de Charlemagne, le spectre d’Auguste est toujours présent à l’arrière-plan du texte. Regardons quelques exemples …

« Ses filles suivent Charlemagne, quand ses fils chevauchent à ses côtés … »

Auguste, bibliothèque nationale de France, cote français 23082
Auguste, bibliothèque nationale de France, cote français 23082

Le savez-vous ? D’après Éginhard, Charlemagne était le père de 15 enfants (et aujourd’hui, malgré quelques incertitudes, nous en identifions même 20) ! Charlemagne et Auguste ont élevé leurs enfants et petits-enfants d’une façon assez semblable : pour les garçons, ils envisagent une éducation plutôt active. C’est-à-dire qu’ils apprennent à monter à cheval, à chasser et à manier des armes (Charlemagne), à participer à l’administration de l’Empire et à rendre visite aux armées (Auguste). Les filles, par contre, sont traitées par Auguste avec sévérité : elles ne peuvent pas avoir de secrets pour lui et doivent éviter le contact avec des « étrangers » (extraneorum…coetu). Elles sont également censées apprendre le travail de la laine. De son côté, Charlemagne souhaite surtout que ses filles évitent la paresse. Elles s’occupent donc du « travail de la laine ainsi que du maniement de la quenouille et du fuseau ». Finalement, Auguste mange régulièrement avec ses (petits-)fils et les invite à l’accompagner pour certains voyages. Charlemagne en fait de même, mais à la différence de l’empereur romain, aussi bien ses fils que ses filles sont présents lors de ces dîners et déplacements. Ajoutons toutefois que celles-ci doivent plutôt suivre Charlemagne, tandis que ses fils chevauchent à ses côtés.

Charlemagne était-il un géant et avait-il la « barbe fleurie » ?

Couronnement de Charlemagne, Bibliothèque nationale de France, cote français 2615
Couronnement de Charlemagne, Bibliothèque nationale de France, cote français 2615

La Vie de Charlemagne contient une description bien détaillée des caractéristiques physiques de notre empereur. Comment faut-il donc l’imaginer ? Sa carrure est « large » (amplo) et « robuste » (robusto) ; il a les cheveux blancs, une mine joyeuse et gaie, mais une aura d’autorité qui lui est naturelle. Son nez est un peu particulier, parce qu’il est « un peu plus long que la moyenne » (paululum mediocritatem excedenti). Pensons ici à Auguste, dont le nez était aquilin, « bombé du haut et recourbé par le bas » (a summo eminentiorem et ab imo deductiorem).
Éginhard compare également la taille des deux empereurs, de façon implicite. Si Auguste mesure d’après Suétone « cinq pieds et trois quarts » (quinque pedum et dodrantis), Charlemagne aurait mesuré « sept fois la longueur de ses pieds » (septem suorum pedum). Éginhard implique donc que notre empereur franc est le plus grand, mais exagère-t-il ? Vu qu’un « pied » en tant qu’unité de mesure correspond plus ou moins à 29,6 cm, Charlemagne aurait été un géant de 2m07 ! Quant à sa fameuse « barbe fleurie », celle-ci n’est pas mentionnée dans le récit d’Éginhard, mais nous la trouvons dans d’autres textes, comme la Chanson de Roland (p.ex. le vers 2605). L’expression signifie que la barbe de Charlemagne était « blanche », l’image florale évoquant la couleur de certaines fleurs au printemps.

A table avec les empereurs

Charlemagne avec armoiries, Bibliothèque nationale de France, cote latin 4935
Charlemagne avec armoiries, Bibliothèque nationale de France, cote latin 4935

Auguste et Charlemagne sont dépeints comme des personnages raisonnables, préférant la modération à l’excès. Or, même si nos deux empereurs savent se restreindre en boissons, ils aiment quand même la bonne chère. En effet, Auguste « donnait constamment des repas » et Charlemagne « se plaignait même souvent de mal supporter les jeûnes ». Lors d’un banquet, on sert généralement 4 plats à la cour de ce dernier, tandis que l’empereur romain peut profiter de 3 – et parfois même 6 – plats servis. Après le repas, aussi bien Auguste que Charlemagne aiment écouter de la lecture ou un « acroama » (une sorte de récital ?) : c’est un terme assez rare que reprend Éginhard littéralement à la biographie d’Auguste, sans en spécifier le sens exact. Finalement, les deux empereurs font une sieste. Charlemagne préfère se déshabiller (depositis vestibus) et même se déchausser (depositis calciamentis) pour le petit somme, tandis qu’Auguste s’endort habillé (vestitus) et chaussé (calciatus).

Présages de mort …

Présages de la mort de Charlemagne, Bibliothèque nationale de France, cote français 2820
Présages de la mort de Charlemagne, Bibliothèque nationale de France, cote français 2820

La mort d’un empereur est loin d’être une chose banale ; dans le cas d’Auguste et de Charlemagne, elle aurait même été annoncée par des « présages » ! Ce sont des signes « omineux » (prémonitoires) et parfois d’origine surnaturelle, comme la foudre frappant des bâtiments ou des statues, des éclipses solaires, des tremblements de terre, un pont réduit en cendres ... Bien sûr, la véracité de ces événements peut être remise en question, d’autant qu’ils donnent surtout une valeur « spectacle » au récit.

Il y a un présage qui est particulièrement intéressant. Suétone raconte qu’un éclair a frappé une des statues d’Auguste, quelques mois avant sa mort ; la première lettre de son nom figurant sur l’inscription, « Caesar / César », a été détruite, annonçant selon les prêtres qu’il n’aurait que 100 jours au maximum à vivre (le C représente le chiffre 100 chez les Romains) ! Or, nous trouvons un récit très semblable chez Éginhard. Il nous raconte que, dans la basilique d’Aix-la-Chapelle, une inscription portait le nom de son fondateur, Charlemagne : Karolus princeps. C’est l’effacement soudain du mot « princeps » (prince), quelques mois avant son décès, qui aurait annoncé sa fin proche. Éginhard s’inspire donc une nouvelle fois de son modèle antique.

Une armoirie pour un Preux

Armoirie de Charlemagne, Bibliothèque municipale de Toulouse, MS 798
Armoirie de Charlemagne, Bibliothèque municipale de Toulouse, MS 798

Connaissez-vous ces armoiries, attribuées à Charlemagne ? Non ? Lui non plus ! L’usage de symboliser de grands personnages par ces écus armoriés ne trouve son origine qu’ultérieurement, à savoir vers la fin du 11e et le début du 12e siècle. Un peu plus tard, celles que l’on associe à Charlemagne ont pris forme. On lui choisit non seulement le lis, représentant le royaume de France, mais également l’aigle bicéphale, symbolisant l’Empire. Mentionnées d’abord dans les Enfances Ogier d’Adenet le Roi (13e siècle), ces armoiries connaîtront un succès durable sous l’effet d’un autre écrivain, Jacques de Longuyon. Celui-ci a rédigé entre 1312-1313 les Vœux du Paon, un ouvrage dans lequel il introduit neuf « Preux » ou bien neuf « héros » : 3 juifs, 3 païens et 3 chrétiens. Charlemagne fait partie de ce dernier groupe. Suite au grand succès de l’ouvrage, l’aigle et le lis sont dorénavant fixés comme symboles de notre empereur franc.

Dans la « trousse » d’Éginhard...

Éginhard composant la Vita Karoli Magni, Bibliothèque municipale de Toulouse, MS 512
Éginhard composant la Vita Karoli Magni, Bibliothèque municipale de Toulouse, MS 512

Il faut attendre le 15e siècle pour l’imprimerie « moderne ». Éginhard a donc rédigé sa Vita Karoli à la main, comme tous les copistes du Moyen Âge. Son matériel se composait de cahiers de parchemin, de plumes d’oie et de calames, d’une règle, d’un grattoir et, bien sûr, d’encre. Sur le parchemin (la peau d’un animal, généralement le mouton ou la chèvre ; le veau et l’agneau ont une peau plus fine et créent un parchemin de haute qualité), traité et nettoyé, il devait préparer la page (lignes, colonnes, places pour les enluminures, …). Ensuite, il rédigeait son texte à l’encre brune, gardant l’encre rouge pour les « rubriques » (passages importants, titres, …). Si Éginhard faisait une faute, il pouvait absorber l’encre tout de suite avec un peu de mie de pain, et si l’encre était sèche, il se servait de son grattoir pour légèrement gratter la surface du parchemin. Une fois son travail terminé, il donnait ses cahiers à un enlumineur qui les rehaussait de lettrines et de décors en entrelacs.

Début Vita Karoli Magni (11e siècle), Bibliothèque nationale de France, cote latin 5943A
Début Vita Karoli Magni (11e siècle), Bibliothèque nationale de France, cote latin 5943A

L’effet miroir continue...

Charlemagne et Charles Quint, Bibliothèque municipale de Toulouse, Res. C.XVI 137
Charlemagne et Charles Quint, Bibliothèque municipale de Toulouse, Res. C.XVI 137

Charlemagne est-il donc un miroir d’Auguste ? Oui et non. Éginhard ne fait pas de Charlemagne une copie exacte d’Auguste. Les références à l’empereur romain servent surtout à renforcer, voire à valoriser, son portrait. Dans notre propre bibliothèque, nous conservons d’ailleurs une très belle édition latine de la Vita Karoli Magni (1521), dans laquelle figure cette superbe gravure. Cette fois-ci, c’est Charles Quint qui se compare à Charlemagne. L’effet miroir continue ...

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