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Coups de projecteur - Le Wikipédia du Moyen Âge
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Le Wikipédia du Moyen Âge

Isidore, le saint patron d'Internet, a 1500 ans !

En 2002, le Vatican voulut donner un saint patron à Internet. La compétition rassemblait des poids lourds : Gabriel, Fra Angelico et un certain Isidore de Séville. Or, l'archange patronnait déjà les ambassadeurs, le peintre s'occupait déjà des artistes. C’est ainsi que le vainqueur fut un évêque du 7e siècle, Isidore, qui se distingua dans la ville de Séville. Mais pourquoi un tel choix ? La réponse tient en un mot, ou plutôt en un titre : Étymologies. L'exhaustivité de cette œuvre, qui va de la musique jusqu'aux étoiles en passant par les monstres, ne pourra que vous évoquer une autre encyclopédie, emblème d'Internet : Wikipédia.

Le passeur éclairé de la culture antique

St Isidore et St. Braulion, Bibliothèque nationale de France, cote Latin 7589
St Isidore et St. Braulion, Bibliothèque nationale de France, cote Latin 7589

Isidore de Séville n'est sans doute pas un nom qui vous est familier. Ce nom traversa pourtant les siècles, jusqu'à se retrouver dans le roman Le Nom de la rose d'Umberto Eco. Isidore de Séville, né dans les années 560, était vu par ses contemporains comme l'un des plus grands savants du monde latin, si ce n'est le plus grand. Les siècles suivants ne firent que conforter cette réputation. Mais, à la Renaissance, Isidore devint… l'archétype de la naïveté médiévale. Ces deux jugements semblent irréconciliables. Compilateur maladroit ou instructeur de génie ? Lisez cet article jusqu'au bout et nous vous laisserons seul juge.

Séville l’effervescente

Légende ?

À partir du VIe siècle, l'Espagne devint un conservatoire de la culture antique. Dès lors, comment s'étonner que ce siècle et ce pays aient accueilli un homme tel qu'Isidore, réputé être l’un des plus grands passeurs de cette culture ? À l'âge de 40 ans, Isidore devint évêque de Séville, lieu rêvé pour quiconque souhaitait étancher une soif de savoirs anciens. Centre culturel de première importance, la bibliothèque sévillane accueillait des ouvrages d'origines et d'horizons pluriels. À son entrée, on pouvait notamment y lire : « Il est ici bien des œuvres sacrées, bien des œuvres profanes ». Cette phrase résume à elle seule l'objectif des Étymologies d’Isidore : faire entrer la culture antique dans une période qui lui était hostile sous bien des aspects.

Les Étymologies, une "encyclopédie" pionnière

Plan des Étymologies d'Isidore de Séville, jusqu’au livre VII

En 636, Isidore de Séville meurt sans avoir achevé l’œuvre de sa vie, les Étymologies. C'est son ami Braulion, lui-même évêque, qui se chargea de mettre un point final à l'ouvrage, d'y apporter quelques corrections mineures, et de diviser le résultat en 20 livres. En résulte un formidable pavé constitué de 448 chapitres et de près de 100 000 mots !

Avec ses Étymologies, Isidore de Séville produit la première somme médiévale et devient un « encyclopédiste » pionnier. Son mode de pensée, largement influencé par la tradition antique (qui raffolait des étymologies et des analogies) lui permit de comprendre, d'organiser et d'expliquer l’héritage romain et grec.

Légende ?

L’une des principales motivations d’Isidore fut de doter l’Église de solides fondations intellectuelles. Alors que le monde antique s'éteignait lentement et que la religion chrétienne atteignait une position dominante, deux camps s'opposèrent au sein du monde savant : d’une part ceux qui voyaient dans le savoir des païens un formidable atout pour l'Église, et d’autre part ceux qui rejetaient cet héritage. Dans son De Doctrina Christiana, saint Augustin incitait notamment les chrétiens à tirer parti des sciences transmises par l'Antiquité profane, à les connaître pour les mettre au service d'une culture proprement chrétienne. Isidore de Séville s'appuya sur cette autorité pour se lancer dans sa grande entreprise des Étymologies, pour sauvegarder l'héritage antique.

Les Étymologies à Toulouse !

Première page des Etymologiarum libri viginti, plus connus sous le nom d'Etymologiae

Le Moyen Âge porta un vif intérêt aux Étymologies d'Isidore de Séville. De nombreuses copies manuscrites furent réalisées durant cette période, notamment en Espagne, en France et en Italie. Plus de 1000 manuscrits ont ainsi été conservés. Et malgré la mise au ban dont souffrit Isidore à la Renaissance, une dizaine d'éditions des Étymologies circulèrent entre le milieu du 15e siècle et la fin du 16e siècle.

La Bibliothèque d'étude et du patrimoine de Toulouse conserve justement dans ses collections un splendide manuscrit des Étymologies. Celui-ci fut rédigé à la fin du 13e siècle, il y a plus de 700 ans ! La reliure, qui date du 17e siècle, est quant à elle réalisée dans un beau cuir de veau du plus bel effet. La totalité des images présentes dans cet article (à l'exception de l'enluminure du 11e siècle représentant Isidore) sont tirées de ce manuscrit, ce qui laisse entrevoir sa richesse iconographique. Les figures astronomiques, nombreuses et détaillées, sont à cet égard remarquables.

Légende ?

L'exemplaire des Étymologies conservé à Toulouse provient du couvent des Augustins. Ce couvent recelait de nombreux et précieux manuscrits médiévaux, dont l'excellent état de conservation témoigne de l'attention des anciens bibliothécaires. Des volumes variés y reposaient, des écrits des Pères de l'Église aux auteurs scolastiques en passant par quelques traités de philosophie. Ces ouvrages nous permettent d'entrevoir l'évolution des manuscrits sur le temps long. Vous pensiez que les copistes avaient gardé les mêmes techniques de rédaction pendant près d'un millénaire ? Oubliez cette idée, oubliez l’image d'un Moyen Âge monolithique !

Du manuscrit au clavier

La réalisation des manuscrits fut en évolution constante, leur lecture et consultation devenant de plus en plus aisées. Divisions en livres, en chapitres, en paragraphes, séparations et coupures des mots, ponctuation, illustrations… Tous ces éléments, qui nous sont aujourd'hui familiers, peuvent être retrouvés avec plaisir dans le manuscrit des Étymologies ici présenté. Plus surprenant encore, l'origine du symbole « @ », bien familier des internautes, vient lui aussi du Moyen Âge. Il provient en effet de la fusion – par les moines copistes – des deux caractères consécutifs du « ad » latin, le « d » s'enroulant autour du « a » dès le VIe siècle.

Même les comètes ont des cheveux

Première page des Etymologiarum libri viginti, plus connus sous le nom d'Etymologiae

Saviez-vous que le nom des étoiles (stellae) vient de stare (rester sur place), parce qu'elles ne tombent jamais ? Imaginiez-vous que le monde (mundus) est appelé ainsi parce qu'il est toujours en mouvement (motus) ? Seriez-vous surpris d’apprendre que les comètes sont des astres chevelus (komêtês) ? Ce sont là autant d'hypothèses que pose Isidore de Séville dans ses Étymologies.

Toutes ces étymologies, tantôt amusantes tantôt poétiques, ne sont pas de simples ornements, elles fondent la pensée d'Isidore et donnent à l'ouvrage toute sa cohérence. Pour chaque article, Isidore commence par chercher l'origine d'un mot, avant d'y adjoindre une description. Certes les Anciens s'intéressaient déjà à l'étymologie, comme en témoigne le De lingua latina de Varron. Mais aucun autre ouvrage d'ampleur encyclopédique ne choisit l'étymologie comme principe autonome d'explication.

Des mots pour expliquer le monde

Légende ?

Isidore n'ayant pas eu le temps d'écrire une préface à son ouvrage, le rôle si important qu'il accorde aux étymologies reste mystérieux. Mais il apparaît clair que, selon lui, les choses qui peuplent ce monde peuvent être expliquées par les mots qui les désignent. Isidore s'inscrit ainsi dans une longue tradition qui puise ses racines dans la lointaine Antiquité grecque. Platon, dans le Cratyle, défendait déjà l'idée d'un lien mystérieux qui unirait un mot à ce qu'il désigne. Cette conception, qui fit florès jusqu'à la naissance de la linguistique moderne, se retrouve chez notre évêque du VIIe siècle.

Un peu plus près des étoiles…

Représentation de la lune ; une moitié est éclairée, l'autre se trouve dans l'obscurité

La lune brille-t-elle parce qu’elle est éclairée par le soleil, ou bien produit-elle sa propre lumière ? La réponse à cette question est aujourd’hui connue de tous, mais il n’en allait pas de même au Moyen Âge. Isidore présente ainsi, dans ses Étymologies, deux théories qui ne faisaient pas consensus à son époque, et qui s’affrontaient déjà durant l’Antiquité. Bérose, prêtre du IIIe siècle avant Jésus-Christ, défendait l’idée que la lune était un globe mi-brillant/mi-obscur, tel qu’illustré ci-dessus. Anaxagore, grec du Ve siècle avant Jésus-Christ, défendait quant à lui l’idée d’une lune noire en l’absence d’un soleil pour l’éclairer.

La lune n’est pas le seul astre mentionné dans les Étymologies. Isidore de Séville se montre particulièrement intéressé par l’astronomie, au point d’y consacrer la totalité du livre XIII ainsi qu’une grande partie du livre III. Cette importance n’est pas innocente, la possession de rudiments en astronomie était considérée comme fondamentale pour la bonne compréhension des Écritures – avec une majuscule. Cassiodore, homme politique et écrivain latin du VIe siècle, est à cet égard une source essentielle d’Isidore. Son ensemble astronomique des Institutions est à la fois restructuré et étoffé dans les Étymologies. Mais sont également utilisés les apports de Vitruve, Censorinius, Calcidius… Une nouvelle fois, Isidore se montre fidèle à sa mission de compilateur scrupuleux.

Pourtant, Isidore n'a jamais lu Anaxagore. Les sources qu’il utilisa pour rédiger les Étymologies sont en effet exclusivement latines. Allant des auteurs païens – Virgile, Cicéron, Juvénal, Ovide, Suétone ou encore Salluste – aux auteurs chrétiens – saint Jérôme, Cyrille d'Alexandrie, Eusèbe de Césarée ou Hippolyte de Rome parmi tant d’autres. Mais, grâce à cette riche culture latine qui puisait abondamment ses références chez les auteurs grecs, Isidore put se faire le passeur d’une culture antique totale, gréco-romaine.

L'astrologie ? Une « étonnante folie des païens »

Représentation des différents signes astrologiques en fonction des mois de l'année

« Il existe une différence entre l'astronomie et l'astrologie ». Par cette seule phrase tirée du livre III des Étymologies, Isidore de Séville marque une rupture avec la tradition qu’il transmet. Il est le premier à définir une différence entre les mots « astrologie » et « astronomie », qui étaient jusqu’alors employés indifféremment. En cela, Isidore prend ses distances avec l’astronomie platonicienne, qui connut une postérité remarquable.

Un ardent détracteur de Madame Soleil

Isidore ne se contente pas de séparer l’astronomie de l’astrologie, il critique cette dernière vigoureusement : « Les observations que l’on fait de ces signes et toutes les superstitions que l’on fait de ces signes sont indubitablement contraires à notre foi ; elles doivent être ignorées des chrétiens au point qu’elles doivent sembler n’avoir même pas été écrites » (Livre III, Chapitre 70). Parallèlement la pratique des augures est consciencieusement rejetée : « Ce serait un péché de croire que Dieu confierait ses conseils à des corbeaux » (Livre XII, Chapitre 7). Isidore n’était pas un homme superstitieux, cela ne fait aucun doute.

Les croyances populaires – comme celle qui voudrait que la présence d’une patte de tortue sur un bateau ralentisse sa course – sont explicitement dédaignées. Les récits des explorateurs antiques ne sont pas pris au pied de la lettre. Les monstres qui auraient été vus dans ces pays lointains – à l’instar des cynocéphales, des hommes à têtes de chien – sont scrupuleusement énumérés, sans jamais qu’Isidore se prononce sur la véracité de leur existence. Ainsi, malgré toute l’admiration qu’il pût porter aux écrits de l’Antiquité, Isidore de Séville ne cessa jamais d’exercer son esprit critique.

Vingt livres pour tous les mots du monde

Illustrations généalogiques dans les Étymologies

Au terme de cet article, la richesse des Étymologies d’Isidore de Séville devrait vous avoir interpellé. Des étoiles immobiles, des monstres lointains, des comètes chevelues… Il est aisé de se perdre dans cette œuvre gigantesque, tant chaque page amène à un débat séculaire, qui conduit à une multitude d’anecdotes étymologiques. Mais y a-t-il une logique derrière cette accumulation d’informations ? La réponse est oui, ce savoir est organisé selon un rigoureux classement par matière.

Les trois premiers livres traitent des sept arts libéraux, de la grammaire à la dialectique en passant par les disciplines mathématiques – qui regroupent aussi bien l’arithmétique, la musique, la géométrie et l’astronomie. Ce fait mérite à lui seul attention. Isidore, évêque de Séville, est… chrétien. Or son plan ne s’ouvre pas, comme dans d’autres encyclopédies, sur des considérations religieuses relatives à la création démiurgique du monde, comme ce sera plus tard le cas, au XIIIe siècle, avec Vincent de Beauvais et son Speculum maius ou encore Barthélémy l’Anglais et son Livre des propriétés des choses. Chez Isidore, ce sont bien les sept arts libéraux qui sont immédiatement mis en avant, selon une tradition proprement antique. Vient le tour de la médecine et des maladies dans le livre IV. Le droit est le sujet du livre V. Le livre suivant se consacre (après bien d’autres sujets !) aux livres et aux ministères de l’Église. Dans sa continuité, les livres VII et VIII abordent respectivement la question des anges et des saints puis celle des hérésies et des dieux païens. La liste est encore longue et se poursuit jusqu’au livre XX, qui aborde la question moins céleste des ustensiles de cuisine.

Isidore, dans son indéniable ambition encyclopédique, dut ordonner une matière surabondante que des siècles d’histoire antique avaient constituée. Le résultat, dans sa grande cohérence, fut salué dès son vivant. Les Étymologies connurent une diffusion extraordinairement rapide en Espagne, avant de franchir la frontière de ce pays dès le début du VIIIe siècle. L’Europe chrétienne put ainsi se familiariser avec une pensée toujours neuve et envoûtante, la pensée antique.

Isidore, un modèle pour Steve Jobs ?

Compilateur maladroit ou instructeur de génie ? Nous vous laissons maintenant seul juge. Mais il vous faut encore savoir qu’Isidore de Séville n’est pas seulement le saint patron d’Internet, il est également le saint patron des informaticiens. Comment s’étonner de ce choix à la lecture des Étymologies ? Les index et bases de données si chères aux informaticiens doivent beaucoup à l’organisation scrupuleuse de cet ouvrage monumental.

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