Sac à Tout, par Séverine, 1903
C’est de manière inattendue que cet ouvrage pour enfant apparaît dans la carrière de Caroline Rémy, dite Séverine, elle qui fût plus journaliste qu’écrivain. Elle collabore à de nombreux quotidiens, au Cri du Peuple, au Gil Blas, au Gaulois, à l’Echo de Paris, à la Libre Parole, La Fronde, journaux dans lesquels elle affiche son antimilitarisme et son rejet de la caste des députés. Elle y signe, dans la droite ligne de son maitre Vallès, des articles qui dénoncent la république bourgeoise et oppressive, mais aussi des pamphlets contre des personnalités. Elle se prononce en faveur de Dreyfus, milite pour le droit de vote des femmes, l’avortement, la protection des animaux. Anatole France la propose au Prix Nobel de la Paix en 1919. Elle publie néanmoins plusieurs recueils de ses articles, une pièce de théâtre et ce récit-photo pour enfants, Sac à Tout en 1903. Séverine est sans aucun doute engagée dans sa conception, comme l’indiquent la mention « Texte et illustration de Séverine » en couverture et l’insertion d’une préface qu’elle signe en ouverture.
Un livre visuel et moderne…
Il s’agit un grand ouvrage de 88 pages, illustré de 78 photographies légendées, reproduites en similigravure, technique récemment découverte et qui permet une illustration abondante. Sac à Tout donne une large place à la photographie. Celle du personnage principal, le chien Sac à Tout, figure de façon redondante, sur chacune des pages, dans cinq médaillons et deux dessins inspirés d’un portrait photographique. Pratiquement chaque page de l’ouvrage contient au moins une photographie. On trouve en effet jusqu’à quatre vignettes par page qui coupent la lecture. Le texte est régulièrement aménagé pour recevoir des photographies, dont il épouse la forme, le plus souvent rectangulaire. Cinq photographies sont reproduites en pleine page, à l’horizontal, ce qui oblige le lecteur à tourner le livre. Une des dernières pages de l’ouvrage n’a pas de texte mais est constituée uniquement d’images sous le titre « nos amis ».
Ces clichés sont réalisés la plupart du temps en extérieur : Sac à Tout sous une tonnelle, dans un escalier menant à la berge de la Seine, dans les rues de Paris, à la fourrière. Le chien est souvent photographié seul dans un décor, mais il est parfois accompagné d’un autre chien ou d’un des personnages qu’il rencontre. Ces photographies sont régulièrement des mises en scènes photographiques qui illustrent, de façon redondante, des moments clefs de l’histoire.
D’autres photographies sont des réutilisations de clichés plus anciens tirés des albums de la journaliste, deux portraits d’elle signés Boissonnas et Taponier, une vue du château de Pierrefonds, village où réside Séverine, une vue de l’immeuble de Séverine à Paris, boulevard du Montparnasse, de sa maison « Les Trois Marches « , des vignettes représentant les animaux de Séverine, « Mégot », « Cocotte », « Pipette » et de son entourage proche « Emile », « Nénette », « La sévère Augustine ».
Cet ouvrage parait dans un moment ou la photographie est partout présente dans la société française. Elle figure sur les affichages publics, orne les cartes de visite, se diffuse en format cartes postales. Elle fait l’objet de concours qui s’ouvrent aux amateurs. Félix Juven, son éditeur, fait sans doute partie de ces éditeurs qui tentent de ralentir la chute des ventes en modernisant sa production.
Mais inscrit dans une tradition rassurante…
L’éditeur pour enfants de la fin du XIXème siècle, soucieux de son lecteur, doit garder à l’esprit qu’un ouvrage pour enfants s’adresse à un double lectorat, l’enfant et son parent, qui cherchera ce qui est beau et bon pour lui en matière de livre.
Sac à Tout est donc un beau livre. Il est édité dans le format 24,5 x 32, sur papier glacé, avec une couverture cartonnée rouge, une tranche dorée, et une typographie Belle Epoque. L’espace de chaque page est délimitée par un encadrement composé de rubans et noeuds ou d’un collier composé de trois rangées de maillons. Au sein de ces ornements sont insérés les 5 médaillons photographiques de Sac à Tout et des reproductions dessinées de portraits du chien. Dans ce cadre ornemental, qui rappelle celui d’une peinture, photographie et texte sont enfermés par un autre cadre rectangulaire, dont le trait est parfois doublé. Comme dans les éditions de luxe des livres photographiques, l’éditeur de Sac à Tout, insère un motif floral dans les dernières pages, une illustration qui ressemble à une estampe japonisante, et des fleurons pour clore les chapitres.
Avec ces ornements, ce cadre qui enferme texte et image dans un même espace, l’éditeur, semble chercher à ré-esthétiser, à reformer l’unité d’une page sans unité, déstructurée par l’insertion à tout moment de photographies, de vignettes. D’autre part, la structure de l’ouvrage est caractéristique des romans illustrés par la gravure. Le livre s’ouvre en effet sur un portait de Séverine, son auteur, rapidement suivi d’une photographie de paysage, le château de Pierrefonds. Sur la couverture, à l’instar des romans de Jules Verne et d’autres, ce n’est pas une photographie qui est reproduite, mais un dessin.
Cet ouvrage semble donc osciller entre une recherche de la modernité en ayant recours à la photographie, les formes de celle-ci, tout en maintenant une tradition rassurante pour le lecteur. Il s’agit sans doute de rassurer un lectorat bourgeois, pour qui, la photographie dans le livre, est associée aux romans érotiques ou policiers, inconvenante pour l’enfant.
Ce livre s’inscrit dans les tentatives nouvelles de certains éditeurs pour créer des récits illustrés de photographie, qui connurent un « moment de gloire » entre 1890 et 1910. Bien qu’il ne puisse rivaliser avec des ouvrages comme Bruges La Morte, de Rodenbach, très innovateur dans la relation texte-image, il mérite d’être signalé et étudié, d’abord parce que c’est sans doute le premier ouvrage français destiné à la jeunesse, illustré de photographies, et d’autres part, parce qu’il s’inscrit dans la bio-bibliographie de la journaliste Séverine, à laquelle de nombreuses études sont consacrées.