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Les incunables hispaniques : joyaux méconnus de l'imprimerie toulousaine du 15e siècle
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Les incunables hispaniques : joyaux méconnus de l'imprimerie toulousaine du 15e siècle

À l’occasion des Journées européennes du Patrimoine, les 21 et 22 septembre 2024, la Bibliothèque d’Étude et du Patrimoine de Toulouse propose notamment une déambulation et un atelier pour découvrir les liens secrets qui unissaient l’imprimerie toulousaine et l’Espagne à la fin du Moyen Âge (voir le programme ici).

Saviez-vous qu’à la fin du 15e siècle, alors que Christophe Colomb s’apprêtait à hisser les voiles vers les Indes, trois imprimeurs allemands se sont installés à Toulouse et sont devenus les premiers producteurs européens de livres en espagnol ? Découvrez maintenant leur histoire...

L'introduction de l'imprimerie à Toulouse

L’invention de l’imprimerie à caractères mobiles, jusqu’ici attribuée à l’Allemand Johannes Gutenberg aux alentours de 1450, est sans aucun doute l’un des événements les plus marquants de l’histoire du livre. En améliorant diverses techniques telles que la production de caractères en métal ou la presse à bras, Gutenberg a permis d’accélérer considérablement la reproduction des textes, auparavant lente et coûteuse. Cette innovation technique s’est progressivement propagée à travers l’Europe à la fin du Moyen Âge, bouleversant alors la diffusion du savoir. Après l’Allemagne et l’Italie ce fut au tour du royaume de France de voir s’implanter des ateliers typographiques ; d’abord à Paris, puis à Lyon, et enfin à Toulouse vers 1474.

À l’époque, Toulouse était une ville particulièrement dynamique qui abritait des institutions influentes : un parlement, une université de droit renommée, ainsi qu’un évêché et un archevêché. Elle disposait également d’un commerce du livre bien établi. On y trouvait l’ensemble des professions du livre manuscrit : des parcheminiers, des copistes, des enlumineurs, des relieurs, ou encore des libraires, lesquels vendaient également des œuvres imprimées venues de différents centres d’impression européens.

Ainsi, dans ce contexte propice à l’implantation de l’imprimerie, quatre typographes d’origine allemande sont venus s’installer dans la capitale du Languedoc pour y établir durablement l’art de Gutenberg.

Miniature représentant un atelier typographique
Miniature représentant un atelier typographique, in Chants royaux sur la Conception, couronnés au puy de Rouen de 1519 à 1528, fol. 29 v, Gallica

Jean Parix, Henri Turner, Henri Mayer et Étienne Clébat ont ouvert des ateliers typographiques à Toulouse, dans lesquels ils ont imprimé 135 ouvrages d’une qualité remarquable. Parmi ces livres incunables (ou livres imprimés par un système d’impression mécanique avant le 1er janvier 1501), les impressions en latin, qu’elles soient juridiques ou religieuses, ont été sans grande surprise les plus nombreuses (111 éditions). Ce qui est cependant plus étonnant, c’est que la deuxième langue d’impression la plus utilisée à Toulouse fut l’espagnol (14 éditions), suivie du français (7 éditions), du catalan (2 éditions) et de l’occitan (1 seule édition). Cette production en espagnol était particulièrement rare à la fin du 15e siècle et pourtant, à l’exception d’Henri Turner, tous les imprimeurs toulousains s’y sont essayés. Ainsi, avec ses 16 éditions en langues hispaniques (castillan et catalan), Toulouse s’est placée au rang de premier centre d’impression en espagnol d’Europe, en excluant la production des villes appartenant aux royaumes ibériques.

Alfonso de la Torre, Visión deleytable
Alfonso de la Torre, Visión deleytable, imprimé à Toulouse par Jean Parix et Étienne Clébat en 1489, Rosalis

 

Trois imprimeurs tournés vers l'Espagne

Jean Parix et Étienne Clébat, une association courte mais prolifique

Marque typographique de l’association entre Jean Parix et Étienne Clébat
Marque typographique de l’association entre Jean Parix et Étienne Clébat, in Alfonso de la Torre, Visión deleytable, imprimé à Toulouse par Jean Parix et Étienne Clébat en 1489, Rosalis

Parmi les trois imprimeurs toulousains spécialisés dans la production d’incunables en espagnol, Jean Parix est probablement le premier à s’être installé à Toulouse. Originaire d’Heidelberg en Allemagne, il s’est formé en Italie avant de se diriger vers l’Espagne, plus précisément Ségovie, où il a imprimé en 1472 le Sinodal de Aguilafuentes, considéré comme le premier livre imprimé d’Espagne. Ensuite, il a traversé les Pyrénées et s’est établi à Toulouse vers 1474, dans le quartier du Pont-Vieux. Il a rapidement entamé une collaboration avec Henri Turner, puis à la mort de ce dernier en 1477, il a continué d’imprimer seul pendant trois ans environ, après quoi il a disparu des registres pendant quelques années.

Bonaventure, « Le Roi David », L’Aiguillon d’amour divine
Bonaventure, « Le Roi David », L’Aiguillon d’amour divine, imprimé à Toulouse par Jean Parix et Étienne Clébat entre 1488 et 1489, Rosalis

Ce n’est qu’en 1488 que Jean Parix a refait surface lorsque Étienne Clébat, un autre artisan typographe originaire de Bâle, s’est installé à Toulouse. Dès son arrivée, Clébat a décidé de s’associer à Parix et, ensemble, ils ont ouvert leur atelier dans le quartier Saint-Pierre-des-Cuisines. Leur association a marqué le début de l’ère des incunables espagnols, dont la majorité a été imprimée l'année suivante. Au total, ils ont produit 4 éditions en castillan, 1 édition en français et 1 édition en latin, une collaboration relativement prolifique mais de courte durée, puisqu’elle s’est terminé en 1489. Par la suite, Clébat a continué son activité d’imprimeur pendant deux années supplémentaires avant de quitter la ville, tandis que Parix s’est tourné vers des activités commerciales en lien avec l’Espagne jusqu'à sa mort, en 1502.

Henri Mayer, le grand maître des incunables hispaniques

Marque typographique d’Henri Mayer, in El libro del dialogo de sant Gregorio
Marque typographique d’Henri Mayer, in Grégoire I, El libro del dialogo de sant Gregorio, imprimé à Toulouse par Henri Mayer en 1488-1489, Gallica

Le dernier imprimeur qui a joué un rôle fondamental dans l’impression en langues hispaniques à Toulouse est Henri Mayer, lui aussi originaire de Bâle, qui a fait son apparition dans la Ville Rose en 1484. Il a installé ses presses dans le quartier Saint-Pierre-des-Cuisines, ce qui explique certainement pourquoi ses concurrents ont choisi ce même quartier quatre ans plus tard. Très ambitieux, Mayer a cherché à conquérir le marché de l'imprimerie avec la péninsule Ibérique en investissant dans des projets grandioses. Il a notamment été le principal producteur d’ouvrages en langues hispaniques en imprimant 8 livres en espagnol et les deux seuls incunables toulousains en catalan : le Tractat de prenostication de la vida natural dels homens et le Tractat sobre els novíssims, deux traités à caractère religieux. Mais il a également produit la grande majorité du corpus en français ainsi que l’unique incunable toulousain en occitan, le Doctrinal de la sapiensa, un texte d’instruction religieuse qui a été réédité quelques années plus tard par Jean Grandjean, un imprimeur nouvellement arrivé sur le marché toulousain.

Guy de Roye, Doctrinal de la sapiensa en lo lenguatge de tholosa
Guy de Roye, Doctrinal de la sapiensa en lo lenguatge de tholosa, imprimé à Toulouse par Jean Grandjean en 1504, Gallica

Cependant, cette ambition a provoqué son endettement lorsqu’il a produit une magnifique édition du Libro de las propiedades de las cosas, une encyclopédie médiévale en castillan. Il est mort ruiné en 1499 ou 1500, et son matériel a été vendu à la requête du trésorier royal pour rembourser ses créanciers. En 1501, son ancien rival Jean Parix a acheté ce matériel de pointe qui comprenait alors deux presses typographiques, des fontes de caractères, des matrices de lettres gothiques et romaines, des bois gravés et des pierres pour broyer les couleurs, et l’a revendu à Jean Grandjean. Malgré ses difficultés financières, Mayer a laissé une empreinte durable dans l'histoire de l'imprimerie toulousaine grâce à la qualité exceptionnelle de ses travaux et à ses ouvrages novateurs en langues hispaniques.

Barthélémy l’Anglais, « Opération », in Libro de propiedades de las cosas
Barthélémy l’Anglais, « Opération », Libro de propiedades de las cosas, imprimé à Toulouse par Henri Mayer en 1494, Rosalis

 

Des impressions uniques en Europe

Revenons maintenant plus en détail sur les incunables espagnols imprimés par nos trois protagonistes toulousains.
Il est intéressant de remarquer qu’après une série d’éditions latines, c’est vers le castillan que nos imprimeurs ont choisi de se tourner en produisant soit la Légende dorée de Jacques de Voragine - dont on ne sait pas exactement s’il a été imprimé ou non à Toulouse vers 1475 et dont une première version latine était déjà sortie des presses de Parix - soit le traité liturgique de Clemente Sánchez de Vercial intitulé Sacramental et imprimé par Jean Parix et Henri Turner entre 1476 et 1478.

Legenda aurea per fratrem Jacobum de Voragine
Legenda aurea per fratrem Jacobum de Voragine, imprimé à Toulouse par Jean Parix en 1475, Gallica

Ces deux premiers incunables font partie d’une lignée toulousaine de livres religieux en castillan qui sont au nombre de six. On y trouve aussi la première édition castillane du Libro del dialogo de sant Gregorio, une version du Libro de consolación de Boèce, ainsi que Stimulus amoris de Jacobus Mediolanensis et le Pelegrino de la vida humana de Guillaume de Digulleville, qui ont toutes été imprimées par Henri Mayer entre 1486 et 1490. Au-delà de ces incunables à caractère religieux, quatre incunables relevant de littérature morale ou de fiction ont été produits à Toulouse : Esopete ystoriado, un recueil moralisé des fables d’Ésope, une version des dystiques moraux de Dionysius Cato intitulée Disticha de moribus, mais également la première traduction au castillan de l’œuvre de Jean d’Arras, Historia de la linda Melosina, traduction qui a probablement été inspirée de la version lyonnaise de Martin Huss, et le recueil de poèmes Coronación a don Iñigo López de Mendoza rédigé par Juan de Mena. À l’exception des dystiques de Dionysius Cato dont on doit l’impression à Henri Mayer, ces incunables sont tous sortis des presses de Jean Parix et d’Étienne Clébat entre 1488 et 1489. Enfin, trois grandes compositions encyclopédiques et historiques ont été éditées à Toulouse : La Crónica de España de Diego Valera et le Libro de las propiedades de las cosas, imprimées par Henri Mayer en 1494, ainsi que la Visión deleytable d’Alfonso de la Torre imprimée à deux reprises : en 1489 par Jean Parix et Étienne Clébat et en 1497 par Henri Mayer.

Historia de la linda Melosina
Historia de la linda Melosina, imprimé à Lyon par Martin Huss en 1479, Gallica

Toulouse a donc été un laboratoire d’impressions hispaniques, aux thèmes variés, et dont la moitié exactement étaient des premières éditions au niveau européen. De plus, au-delà de la production livresque en espagnol, de nombreuses éditions latines imprimées à Toulouse étaient des œuvres d’auteurs originaires de la péninsule Ibérique. C’est par exemple le cas de Commentaria in symbolum Quicunque vult, une œuvre du théologien espagnol Pedro Martínez de Osma, imprimée par Jean Parix vers 1490, ou de l’œuvre du cardinal Juan de Torquemada, oncle de l’inquisiteur espagnol, pour n’en citer que deux.

1501, la fin d'une ère

Ainsi s’achève l’incroyable histoire de trois hommes qui ont bouleversé le marché du livre toulousain en choisissant d’imprimer des ouvrages en castillan et en catalan. Jean Parix, Henri Mayer et Étienne Clébat, qui voyaient en Toulouse un relais idéal vers le marché hispanique, ont cessé leur activité à la fin du 15e siècle. Leurs successeurs se sont ensuite tournés vers un marché du livre plus local, laissant de côté la production en langues hispaniques. Fort heureusement, quelques exemplaires des incunables toulousains sont parvenus jusqu’à nous, nous permettant de comprendre l'importance de la ville comme carrefour des échanges, des savoirs et des cultures à la fin du Moyen Âge.

Barthélémy l’Anglais, « Le ciel et les astres», Libro de propiedades de las cosas
Barthélémy l’Anglais, « Le ciel et les astres », Libro de propiedades de las cosas, imprimé à Toulouse par Henri Mayer en 1494, Rosalis

 

Pour aller plus loin...

    • Dossier « L’invention de l’imprimerie au 15e siècle » par BnF Les Essentiels.
    • Sophie Brouquet, Toulouse, une capitale culturelle et artistique à la fin du Moyen Âge, Presses Universitaires du Midi, 2020.
    • Sylvain Macary, Étude sur l’origine et la propagation de l’imprimerie à Toulouse au XVe siècle, Extrait du Bulletin historique et philologique, 1898.
    • Tibulle Desbarreaux-Bernard, L’imprimerie à Toulouse aux XVe, XVIe et XVIIe siècles, 1865.

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